Au XXème siècle, en Australie, des dizaines de milliers d'enfants métis furent arrachés à leurs mères aborigènes, et parfois mis au service de familles blanches. Un scandale d'État.
Canberra, 13 février 2008. Des milliers d’Aborigènes s’installent sur les pelouses du Parlement australien. Kevin Rudd, le Premier ministre travailliste, prend la parole. À Sydney, Perth, Melbourne, des écrans géants projettent ce moment historique en plein air pour tous les habitants : "Nous présentons nos excuses aux mères, aux pères, aux frères, aux sœurs, aux familles et aux communautés dont les vies ont été brisées par les actions de gouvernements successifs."
Entre 1910 et 1970, ces générations volées constituées de milliers d'enfants aborigènes
Dans la foule, les applaudissements se mêlent aux larmes. Car ces excuses arrivent bien tard : après 1909, ce sont quelque 100000 enfants métis, nés de l’union de femmes aborigènes ou insulaires du détroit de Torrès avec des Blancs, qui ont été arrachés à leurs mères. Jusqu’à la fin des années 1950, ils furent confiés à des institutions éducatives ou à des familles blanches, qu’ils devaient servir tels des esclaves modernes. Puis entre les années 1950 et 1973- 1975, les enfants enlevés furent de plus en plus nombreux à être proposés à l’adoption.
Au total, pendant soixante-cinq ans, les plus hautes autorités australiennes ont froidement planifié l’assimilation forcée de très jeunes gens, composant ce que l’on appelle désormais les Stolen Generations ("générations volées"). Certes l’Australie avait déjà connu l’esclavage, quand, au XIXe siècle, des milliers d’autochtones des îles du Pacifique avaient été "importés" dans les plantations du Queensland (une politique appelée blackbirding). Mais comment une telle infamie a-t-elle pu se produire en toute légalité au XXe siècle dans un dominion de l’Empire britannique ?
Prétexte avancé : ces enfants étaient négligés par leurs proches
Pour le comprendre, il faut revenir en 1901, à l’époque où la Fédération australienne fut proclamée. "L’unité de la race est une condition absolue de l’unité de la nation", affirmait alors Alfred Daekin, l’un des pères de la Fédération. Mais que faire des Aborigènes présents sur le sol depuis 40 000 ans ? Estimée à 300 000 individus à la fin du XVIIIe siècle à l’arrivée des Européens, leur population, décimée par les massacres et les maladies, ne comptait plus que 50 000 personnes au tournant des XIXe et XXe siècles. Pour les Whitefellas ("Blancs") en quête d’expansion, l’extinction prochaine des Blackfellas ("Noirs") ne faisait plus guère de doute. Un Bureau de protection des Aborigènes (BPA) fut alors mis en place dans le but "d’adoucir l’oreiller des mourants" ("smooth the dying pillow") : en d’autres termes, "alléger" les souffrances des autochtones tout en précipitant leur disparition, expliquent John Chesterman et Brian Galligan dans "Citizens Without Rights, Aborigines and Australian Citizenship" (Cambridge University Press, 1997).
Un phénomène inattendu s’est alors produit : l’explosion du nombre de femmes aborigènes donnant naissance à des bébés métis. En effet, faute de femmes blanches dans certaines régions isolées comme le Territoire du Nord, des colons "puisaient" dans le vivier des femmes autochtones sans nécessairement reconnaître les enfants nés de ces unions, lesquels finirent par représenter un bon tiers de la population aborigène. Espérant y remédier, les autorités décidèrent que les Aborigènes seraient placés sous tutelle et dirigés vers des réserves, contraints désormais de s’en remettre au BPA pour se déplacer.
Le métissage était vu comme une menace pour la pureté de la "race blanche"
Quant aux enfants "demi-sang" (half-castes), les autorités allaient s’en charger. Aux yeux du gouvernement, le métissage constituait à la fois une menace envers la pureté de la race blanche et une entrave au processus d’extinction des autochtones. En 1909, la loi sur la protection des Aborigènes avalisa le principe du "retrait" de leur foyer de certains mineurs issus d’unions mixtes. Les motifs généralement avancés étaient que ces enfants étaient victimes d’"abandon", de "maltraitance" et de "négligence" de la part de leurs parents.
Or dans la société aborigène, l’éducation des jeunes est l’affaire de la famille élargie tout entière, incluant donc les grands-parents, oncles, tantes et cousins. "L’accusation de négligence, souvent invoquée, reposait sur le concept anglo-saxon de famille nucléaire, c’est- à-dire limitée aux seuls deux parents, voire à la mère isolée dans le cas d’enfants naturels", commente l’historien Peter Read dans"The Stolen Generations" (Department of Aboriginal Affairs, 1981). En 1911, le BPA assura en outre que "laisser ces enfants dans les réserves rongées par le vice et l’oisiveté constituait une injustice pour les enfants eux-mêmes et un danger pour l’État"...
Article paru dans le magazine GEO Histoire n°79, "Les mille visages de l'esclavage", de janvier- février 2025.